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Samedi 7 mai 2022

La sollicitude peut
transformer le monde

Myriam Tonus, o.p.

Frères et sœurs,

Laissons un instant, si vous le voulez-bien, la Parole que nous venons d’entendre se répandre dans l’air comme une senteur ou une note de musique. Elle ne nous quitte pas pour autant…

 

La sollicitude. Voilà un mot qui ne fait hélas plus partie, je crois, du vocabulaire courant.

La sollicitude. C’est le titre d’un très beau livre d’Ignace Berten. Je ne vous raconterai pas ici ce qui s’y trouve, mais si – comme je vous le souhaite – vous décidez le lire, vous y entendrez comme une petite musique familière, comme un air de famille. Et ce sera bien explicable, puisque le Fr. Ignace et moi, comme tous les intervenantes et intervenants de cette Neuvaine, nous nous désaltérons aux mêmes sources d’une Parole qui nous est absolument essentielle.

La sollicitude est un mot d’origine latine, lié à un verbe qui signifie remuer, agiter, ébranler, inquiéter. La sollicitude, c’est une forme d’intranquillité intérieure, qui empêche de se confire dans l’autosatisfaction et l’insouciance. Dans la plupart des dictionnaires, elle se réduit à une forme d’« attention affectueuse » envers une personne ; mais c’est intéressant de mettre au jour sa racine plus profonde.

Parce que la sollicitude est toujours liée à quelque chose ou, plus souvent, à quelqu’un. Éprouver de la sollicitude, c’est refuser de s’enfermer dans une forme de solitude ou de quant à soi quelquefois commode. La sollicitude met en mouvement, elle fait sortir – de soi et du chez soi confortable. Elle est, par définition, relationnelle. Faire preuve de sollicitude, c’est, en tout premier lieu, se faire proche, mais de façon très particulière.

 

Le texte d’évangile que nous avons entendu, nous le connaissons bien. Il fait partie de ces passages qui sont proposés en catéchèse aux enfants ou comme modèle de récit des signes posés par Jésus. Pendant des années, il m’a été familier et je pensais bien naïvement en avoir goûté toute la saveur. Et puis un jour, une phrase me saute littéralement au cœur : Jésus prit la parole et lui dit :

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »

 

Que veux-tu que je fasse pour toi ?... Quelle étrange question ! Oserais-je presque dire : quelle bête question ! Jésus, à coup sûr [comme nous d’ailleurs !] ne connaît-il pas la réponse ? Que pourrait donc vouloir un aveugle sinon retrouver la vue ?... Pourquoi Jésus appelle-t-il Bartimée, si c’est pour l’interroger de cette façon ? Essaierait-il, comme certains adultes le font avec les enfants, de se gratifier lui-même en entendant que l’enfant a besoin de lui ? Je veux l’entendre de ta bouche… Ce n’est pas le style de Jésus, cela.

Alors quoi ? Que veux-tu que je fasse pour toi ? Cette phrase m’a bouleversée et continue de le faire chaque fois que je l’entends. Car la question de Jésus, c’est très exactement, très parfaitement – l’expression de la sollicitude. Et la question de Jésus ne présuppose absolument rien, elle ne prétend pas savoir d’avance. Elle questionne le désir profond qui se trouve dans le cœur de tout humain. Que veux-tu ? Que désires-tu vraiment ? Qu’est-ce qui ferait vraiment du bien, te consolerait, d’apaiserait, te donnerait joie et espérance ? Dis-moi ce que tu veux – et si je le puis, je ferai cela pour toi.

La sollicitude exige que, lorsqu’on se fait proche de l’autre, on vienne à lui le cœur et l’esprit absolument vierges. Sans prétendre savoir – mieux que lui – ce qui est bon pour lui. Simplement en respectant, en honorant son désir profond – qui n’est peut-être pas le nôtre, que nous ne comprenons peut-être pas.

Après tout, rien n’interdit d’imaginer que Bartimée aurait pu demander, comme le centurion romain, la guérison d’un enfant ou, comme l’apôtre Pierre, la guérison de sa belle-mère ! Ou, tout simplement du pain, parce qu’il avait faim…

La sollicitude, c’est un cœur complètement tourné vers l’autre, un cœur remué, inquiet et qui ne peut rester sans rien faire lorsque se dit un désir qui ne s’en remet à autrui, parce qu’il n’en peut plus.

La sollicitude, c’est ce que cherchent, mendient, espèrent celles et ceux qui sont blessés, méprisés, délaissés, oubliés. Autrement dit, tous les humains car cela arrive au moins une fois dans une vie. C’est ce dont ont besoin celles et ceux qui sont, comme disait le théologien Maurice Bellet, dans l’en-bas et parfois, dans l’en-bas de l’en-bas. La sollicitude, c’est le visage de l’amour, de l’agapè, lorsqu’il quitte les autoroutes pour rejoindre, sur leur chemin, les frères et sœurs humains qui sont les perdants de notre monde.

 

 La sollicitude est donc profondément – subversive.

Tout comme l’Évangile, qui n’est heureuse annonce que parce qu’il est transgression d’un certain ordre du monde, ordre de fer qui ne peut tolérer la moindre fragilité.

Que nous enjoint-il, l’ordre du monde ?

De nous préoccuper de nous-même, de notre développement et de notre bien-être personnels.

De tout faire pour éviter d’être un loser, un « perdant ».

De considérer l’échec non comme une épreuve à passer mais comme une opportunité pour rebondir et être encore plus fort.

Et de renvoyer à leur responsabilité individuelle celles et ceux qui sont largués, hors-jeu : les faibles, les pleurnichards, les minables qui ne comprennent pas qu’on est l’artisan de son propre bonheur – et donc, aussi de son propre malheur.

L’ordre du monde nous enjoint même de sortir de notre vie tous celles et ceux qui font obstacle à notre bonheur, comme on élimine de sa pelouse des plantes toxiques.

Derrière ses lumières de pacotille, sa bienveillance à géométrie variable et ses grandes opérations de charité-marketing, l’ordre du monde est sans pitié.

Alors oui, placer la sollicitude au cœur de la relation, c’est radicalement subversif. Et ce n’est pas si courant…

Les contemporains de Jésus ne s’y sont pas trompés, qui n’ont cessé de lui reprocher de se lier à la racaille, aux exclus, aux réprouvés du système. Remarquez d’ailleurs : lorsque Bartimée se met à crier, beaucoup le reprenaient pour le faire taire. Lorsqu’on accompagne un personnage important, il faut bien se débarrasser des importuns !

Mais il criait beaucoup plus fort ! Ce qui va faire que Jésus s’arrête, c’est le cri. Le cri de ceux qui refusent qu’on les bâillonne, qu’on les raisonne, qu’on essaie de les convaincre qu’ils feraient mieux de « dégager », comme on dit aujourd’hui. Les disciples et partisans de Jésus eux-mêmes – les évangiles en témoignent – voulaient écarter les enfants bruyants, critiquaient une femme en pleurs venue laver les pieds du maître avec du parfum, ne comprenaient même pas que Jésus puisse être touché par une femme (celle qui perd son sang) alors qu’ils sont dans la foule…

 

Depuis toujours, le cri des petits est étouffé, recouvert par une chape de bonnes et pieuses raisons. À la question du Seigneur : « Où est ton frère Abel ? », Caïn, qui vient de le tuer, répond par une autre question : « Suis-je le gardien de mon frère ? » À quoi le Seigneur rétorque : « Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi ».

Le cri des petits est toujours entendu par le Seigneur. Il traverse le fracas du monde, tous les discours, et même tous les hymnes qui louent Dieu. Le cri des petits est toujours entendu par le Seigneur.

Suis-je le gardien de mon frère, de ma sœur en humanité ? Oui. Sans exception. Sans limitation.

Nous sommes gardiennes et gardiens les uns des autres. Non comme des geôliers de prison ; non comme des surveillants de la bonne orthodoxie ; non comme des garants de l’ordre du monde tel qu’il est organisé par les puissants. Même pas comme des protecteurs qui veulent le bien d’autrui en décrétant ce qui est bon pour lui ou pour elle.

Nous sommes gardiennes et gardiens les uns des autres à l’image de Jésus. Comme de bon bergers, pleins de sollicitude, qui gardent et prennent soin de qui qui leur est confié. Humblement. Avec patience et tendresse. Sans attente… Sans rien vouloir qui ne soit au service de ce que l’autre désire pour être vivant.

 

La source de la sollicitude, comme de tout ce qui donne vie, c’est Dieu lui-même, qui se donne à voir en Jésus.

Ce que le prophète Isaïe avait  pressenti avant lui, Jésus va l’assumer en toute conscience : « Le Souffle du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m'a envoyé pour guérir ceux qui ont le cœur brisé,  pour proclamer aux prisonniers la délivrance et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés. »

Affirmation que l’ordre du monde n’est pas une fatalité. Qu’un autre monde est possible. Que ce qu’on appelle le « règne (ou royaume) de Dieu », c’est le renversement du monde : où les petits, les faibles, les ignorés, les cabossés sont restaurés dans leur dignité. Le Magnificat est on ne peut plus clair : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » Travailler au Royaume de Dieu, c’est travailler à faire disparaître tout ce qui blesse l’être humain. L’Évangile, heureuse annonce, c’est la sollicitude en actes. Toujours et partout. L’humble sollicitude, par sa puissance subversive, peut vraiment transformer le monde.

​

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? », c’est enfin la bouleversante question que Dieu, plein de sollicitude, nous adresse, à chacune et chacun. C’est la question qui va fouiller au plus profond de nous pour éveiller le désir – un désir souvent ensommeillé, peut-être même pas conscient de lui-même.

Que désires-tu ? Qu’est-ce qui porte et soutient ton être profond, qui est le meilleur de toi ? En-dessous de ce que tu montres, de ce que tu proclames, derrière ce que montre ton visage qui porte si souvent un masque, que désires-tu vraiment ? Et que veux-tu que je fasse pour toi ?

À chacune, à chacun sa réponse, déposée au fond de son cœur.

Puissions-nous répondre, au moins de temps en temps : Seigneur, vide mon cœur de tout ce qui l’encombre et le travestit, fais-en une demeure pour ta sollicitude.

Il me semble qu’il y a, dans cette disposition, tout l’avenir de ce que nous appelons le christianisme – et un avenir possible pour notre monde qui en a tellement besoin.

 

Myriam Tonus, o.p.

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Intentions

Père, source de vie et de sollicitude, notre assemblée accueille ce soir tous nos frères et sœurs humains qui fuient la misère, la guerre, la torture, l’enfermement, la mise à mort. Ils et elles sont tellement nombreux que nous nous sentons parfois découragés, impuissants. Ouvre nos yeux, comme tu l’as fait pour Bartimée. Fais que nous ne restions jamais aveugles ni inertes face aux injustices, aux dénis d’humanité, aux violences. Que ton Souffle nous donne d’agir, là où nous sommes, selon nos moyens, pour faire germer un monde radicalement neuf. Prions ensemble.

Père, source de vie et de sollicitude, notre assemblée accueille ce soir toutes celles, tous ceux qui sont près de nous et dont nous ne nous faisons pas proches. Parce que nous pensons qu’ils et elles n’ont besoin de rien. Parce que nous pensons les connaître. Parce que nous avons déjà tant de soucis… Ouvre nos oreilles, comme Jésus l’a fait en entendant le cri de Bartimée. Fais qu’elles entendent toujours le cri, quelquefois silencieux, de toutes les détresses que nous croisons au quotidien.  Que notre sollicitude demeure partout et toujours vigilante. Prions ensemble.

Père, source de vie et de sollicitude, notre assemblée réunie ce soir célèbre la confiance que nous mettons en Toi. Nous connaissons nos manques et nos tiédeurs. Nos indifférences et notre propension à vouloir faire le bien d’autrui avant même de l’avoir écouté. Mais ton amour est plus grand que notre cœur et tu crois, Toi, en chaque être humain, en chacune et chacun de nous. Que ton Souffle balaie nos scories pour que nous puissions être, chacune, chacun et tous ensemble, ta présence active, pleine de sollicitude, au cœur de ce monde tel qu’il est. Prions ensemble.

Prière finale

Père, source de  vie et de sollicitude,

Réunis comme des frères et des sœurs bien aimés de Toi,

nous te redisons combien nous sommes émerveillés de ce que tu nous donnes en permanence, à travers ta Parole et ton Souffle.

Tu crois en nous plus que nous-mêmes, au point de nous confier le soin d’être ta présence, d’être heureuse annonce au cœur dans le monde.

Nous nous en remettons, pleins de gratitude et de confiance, à ton amour fidèle, à ton désir de nous voir grandir.

Puissions-nous accueillir cet amour – avant de prétendre T’aimer, Toi.

Puissions-nous nous écouter avec sollicitude nos frères et sœurs humains – avant de prétendre les aider selon ce qui nous semble bon à nous.

Puissions-nous vider notre cœur de tout ce qui l’encombre et l’attriste,

puissions-nous y laisser toute la place, à Toi qui frappe à sa porte,

afin que tu y fasses ta demeure

et trouve en chacune et chacun de nous

les artisans efficaces de ton désir de justice, de paix, et d’amour.

 

Toi qui est Père, qui t’es donné à connaître par Jésus notre frère, que ton Souffle nous recrée, nous façonne, nous mène au large et nous garde confiants dans Ta présence fidèle.

 

Amen

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