À partir du livre de Daniel Marguerat
« Paul de Tarse – l’enfant terrible du christianisme »
Impossible de comprendre la « Parole de la Croix » chez Paul, si comme Daniel Marguerat, on ne rappelle pas d’abord quel enfant terrible était cet intellectuel juif de la diaspora, pharisien, parlant grec et citoyen romain, si on oublie la honte que représentait alors une mort par crucifixion, perçue même par les juifs comme une malédiction de Dieu.
Après sa vision sur le chemin de Damas, Paul découvrit que Dieu était proche de ce prophète maudit éliminé par le pouvoir en place, que Dieu se reconnaissait en lui au point que cet homme soit plus vivant que jamais.
Autrement dit, Paul finit par comprendre que c’est dans la faiblesse d’un homme humilié mais plein de confiance en la force de l’amour et du pardon que Dieu s’est révélé. Et non dans la puissance ou la sagesse. C’est là qu’est surgie une vie nouvelle offerte à tous par pure grâce, quels qu’ils soient, quel qu’ait été leur parcours.
La parole de la croix, ou logos de la croix, est un des fondements de la théologie et de la pastorale missionnaires de Paul. Et comme Daniel Marguerat le montre, il y a une profonde cohérence entre la théologie de la croix et les autres aspects de sa doctrine : « Par théologie de la croix, on n’entend pas seulement une théologie qui traite (entre autres) de la mort de Jésus, mais une pensée pour laquelle la croix est la clé de tout discours sur Dieu et l’humain… Celle-ci gouvernera désormais toute la réflexion théologique de Paul, y compris… sa doctrine de la justification par la foi » (p.137-138).
Avec quoi il ne faudrait pas confondre la parole de la croix
À UN CULTE DE LA SOUFFRANCE
Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, la parole de la croix n’a rien à voir avec un culte masochiste de la souffrance, dérive qui n’a pas épargné le monde catholique, notamment au sud de l’Europe. Il ne s’agit donc pas d’un éloge de la faiblesse, du martyre, de l’échec ou de la souffrance pour eux-mêmes, comme s’ils avaient une vertu salvatrice. Le salut offert par Jésus n’est pas lié ni proportionnel à la quantité de souffrances qu’il a subies.
D’ailleurs, Paul a de nombreuses fois cherché à éviter le lynchage. Et il a tout fait pour éviter une mise à mort précipitée et injustifiée, faisant appel, pour y échapper, aux tribunaux de Rome, en vertu de sa citoyenneté romaine. La souffrance ou une mort violente ne peut jamais être un but en soi.
« Bien loin de satisfaire à une quête malsaine de négation de soi, la faiblesse de l’apôtre devient la norme absolue du ministère ; car c’est à cette condition, et seulement à cette condition, que le succès de la prédication chrétienne magnifie la puissance (paradoxale) du Dieu de la croix, et non l’égocentrisme du témoin » (p. 191).
Autrement dit, elle implique du prédicateur d’abandonner toute volonté de pouvoir sur les consciences, toute tentative de séduction, tout souci de performance charismatique. Elle implique de faire confiance en la faiblesse désarmée et nue de l’amour et de Dieu, de la considérer comme la seule et véritable puissance.
À UNE LECTURE SACRIFICIELLE DE LA MORT DE JÉSUS
Comme on le verra en finale, la croix sauve parce qu’elle nous libère de l’esclavage de la Loi pour nous asservir à la loi de l’amour, qu’elle nous ouvre à la liberté des enfants de Dieu et nous invite à discerner dans le concret ce qu’implique cette loi de l’amour. La croix sauve aussi parce qu’un pardon est donné à tous, sans condition, par pure grâce, qui que nous soyons, indépendamment de nos éventuels mérites.
La théologie paulinienne de la croix ne pourrait donc pas être résumée « à une lecture sacrificielle (la mort expiatoire) qui n’apparait que très marginalement chez l’apôtre (en Rm 3,21-26) et se développera plutôt dans l’épître aux Hébreux, qui n’est pas de Paul » (p.404). Et cette lecture occasionnelle de la mort de Jésus comme « mort propitiatoire », faisant allusion à un rite juif bien précis, doit elle-même être bien comprise. Elle n’est pas en contradiction en effet avec la parole de la croix, ainsi que Marguerat tente de l’expliquer dans les pages 249-250 :
- « Le sacrifice du Grand Pardon n’est plus nécessaire » (p. 250). Lors de ce rite sacrificiel, le grand prêtre aspergeait du sang d’un taureau, puis d’un bouc, le socle en or orné de deux chérubins qui soutenait l’arche d’alliance et qu’on appelait propitiatoire ; on avait donc immolé deux belles bêtes pour la circonstance. Cette offrande, c.-à-d. ce cadeau, servait à demander à Dieu le pardon de ses péchés.
- « Dieu y a substitué la mort du Fils » (p. 250). Dieu a laissé faire cette mort ignoble car il ne pouvait pas user de violence contre cette violence, il était impuissant pour l’empêcher. Il a donc « permis » en un certain sens cette mort déshonorante d’un homme en qui Dieu voyait son « fils bien-aimé » ; et cette mort déshonorante remplace la mise à mort généreuse d’un taureau et d’un bouc et l’aspersion de son sang, offrande en vue d’obtenir le pardon. Cela ne veut donc absolument pas dire que Dieu aurait décidé la mort de son Fils en vue d’effacer les péchés de l’humanité, ce qui serait le propre d’un « Dieu pervers ».
- « À la croix, qui signe l’échec de la Loi puisque le Messie a été tué au nom d’elle, est proclamé un pardon qui désormais est accessible à tous, juifs et non juifs » (p. 250). Dans sa mort, puis son relèvement, Jésus offre son pardon à tous les hommes, juifs ou non juifs ; elle rend donc inutile tout nouveau rite sacrificiel tel que celui du Grand Pardon.
Résumé :
Pour comprendre ce que signifie la parole de la croix, il faut d’abord rappeler le contexte : qui était Paul, cet enfant gâté et enfant terrible du judaïsme, et que signifiait le supplice de la crucifixion, pourquoi il était particulièrement honni chez les juifs. Enfin, on ne peut pas passer sous silence l’expérience spirituelle de Saül sur le chemin de Damas ; sans celle-ci on ne peut rien comprendre de sa théologie de la croix.
C’est à partir de ces préliminaires que nous pourrons expliciter en quoi consiste la parole de la croix, à savoir une relativisation complète des efforts pour rechercher les signes de Dieu ou atteindre la sagesse, un effondrement de nos certitudes sur Dieu, un abandon de nos ambitions de pouvoir et de gloire.
Les implications éthiques de cette parole ne sont pas moins fondamentales : l’égalité de tous devant le Christ, quel que soit le statut social ou le genre, l’unité des croyants en un seul corps. En découle l’exigence d’un respect et amour patients et illimités entre les humains (agapè), appelée aussi éthique de l’excès.
La croix du Christ nous sauve car nous sommes pardonnés et sauvés, par un don gratuit de Dieu, non par un échange donnant-donnant entre nos bonnes œuvres et sa miséricorde. Elle nous ouvre à la liberté de l’amour.
Jean-Pierre Binamé, o.p.
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